L’art dans l’Ouest
- Marie Delagrave
- 24 sept. 2024
- 7 min de lecture

Un périple de 11 semaines dans l’Ouest m’a permis de découvrir une nature spectaculaire: le Canada recèle une grande variété de paysages, saisissants ou apaisants. Et mon but premier était d’en arpenter des parcelles à pied.
Captivée par tous ces horizons, j’ai bien sûr saisi nombre d'images à caractère carte postale. Mais les éléments qui les constituent ont également stimulé mon oeil d’artiste: j’ai ainsi photographié d’innombrables courbes, fractures, textures, remous et reflets. J’ai également souvent privilégié (comme j’ai l’habitude de le faire) des prises de vue en gros plan, question d’intriguer par la suite le regard privé du contexte initial. «C’est où? C’est quoi?» n’a pas d’importance. Voir autrement, tel est mon leitmotiv, une façon de titiller notre perception du monde, afin que notre esprit demeure agile, alerte, apte à questionner nos certitudes. Quitte à en élaborer de nouvelles!
Mes images numériques, je me plais aussi à les transformer, notamment en les combinant entre elles. Et ça devient... vraiment autre chose. Voici un aperçu bien embryonnaire de ce à quoi ça peut ressembler.

Mais je digresse du sujet principal de ce billet. Car si mon séjour visait essentiellement à m’exposer à la verticalité des montagnes ou à l’horizontalité sans fin des prairies, la traversée de villes a offert, en contrepoint, des pauses culturelles courtes certes, mais néanmoins enrichissantes. Et voici ce qui m’a le plus marquée.
À Winnipeg
Au centre-ville de Winnipeg (Manitoba), difficile d’échapper à l’architecture audacieuse du Musée canadien des droits pour la personne (Canadian Museum for Human Rights), inauguré en 2014. Il a été conçu par l’architecte américain Antoine Predock à la suite d’un concours international.

Des murs courbes en panneaux de verre qui reflètent les nuages du ciel, des façades anguleuses en calcaire et une tour en poutrelles d’acier composent cet édifice difficile à décrire mais imposant et dont l’entrée est paradoxalement étroite. Signal que les droits civiques sont encore loin d’être accessibles à tous?
Je ne l’ai pas visité car il fallait faire des choix: et choisir, hé bien! C’est savoir renoncer. Je suis plutôt allée la Winnipeg Art Gallery (WAG), à la programmation substantielle lors de mon passage.
D’abord, l’impressionnante exposition Inuit Sanaugangit: Art Across Time, panorama chronologique (sur plus de 2000 ans!) et esthétique de l’art de l’Arctique circumpolaire, ce qui inclut donc des territoires situés non seulement au nord du Canada mais aussi en Alaska, en Sibérie et au Groënland. Beaucoup de sculptures bien sûr, mais aussi des oeuvres textiles, des dessins, des estampes. Une belle richesse de thématiques et de techniques.
«Inuit Sanaugangit: Art Across Time» à la Winnipeg Art Gallery
Mon bémol: aucun cartel n’identifiait les pièces, qui étaient seulement numérotées. Il fallait consulter un document (en version papier ou numérique) pour connaître ne serait-ce que l’année ou les matériaux. Assez fastidieux!

Une autre grosse exposition à la WAG était consacrée à… Jean Paul Riopelle. Il s’agit de celle organisée par le Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa, et tenue à cet endroit du 26 octobre 2023 au 7 avril 2024.
Riopelle, à la croisée des temps couvrait non seulement 50 ans de production (entre 1942 et 1992), mais présentait également des oeuvres de ses contemporains dont il était proche (comme Joan Mitchell) ainsi que d’artistes d’aujourd’hui séduits par son énergie et son audace (par exemple Thomas Corriveau, avec qui j’ai étudié à l’université, et le multitalentueux Marc Séguin).
Disons que des expositions de ce créateur québécois multidisciplinaire, j’en ai vu quelques-unes au fil des ans. Alors, pour être franche, je n’étais pas trop sûre d’avoir envie de m’en « taper » une autre. Mais aussitôt que j’ai mis les pieds dans la première salle, j’ai, une fois de plus, été happée par la puissance de son génie créatif. Ouf…

«Gardes» (1967), collage papier sur toile de Jean Paul Riopelle
À Saskatoon

Je suis arrivée à Saskatoon (Saskatchewan) en fin d’après-midi, à la veille d’un congé férié, où plusieurs établissements seraient fermés. Alors, le temps pressait pour me rendre au centre-ville visiter le Remai Modern. Ouvert depuis seulement 2017, ce musée a pris la relève de la Mendel Art Gallery. Signée par KPMB Architects, une firme basée à Toronto, son architecture en impose, avec des parties en porte-à-faux. Son nom lui vient, en marque de reconnaissance de la ville de Saskatoon, d’un couple donateur majeur (30 millions $, quand même), Frank et Ellen Remai.
Le musée présente de l’art moderne et contemporain, tant local qu’international. Par exemple, des linogravures de Picasso, qui font partie de la collection permanente du Remai Modern, étaient exposées en parallèle avec celles d’un artiste que je ne connaissais pas du tout, le Sud-Africain William Kentridge (né en 1955), dessinateur et graveur talentueux qui pratique également plusieurs disciplines comme la vidéo, l’animation, la tapisserie. La particularité de Kentridge est d’avoir converti, avec l’aide d’imprimeurs chevronnés, la spontanéité de ses dessins à l’encre de Chine en gravures sur linoléum. Belle découverte.
Linogravures de la série «Universal Archives» (2012) de William Kentridge
imprimées sur des pages de dictionnaire
L’exposition How Not to Be Seen abordait pour sa part un sujet d’actualité: nous sommes constamment, de différentes façons, scrutés par le numérique. Comment peut-on (espérer) y échapper? Cela dit, j’ai trouvé que certaines oeuvres étaient, disons… déconcertantes en regard du thème.
De gauche à droite: «Soundsuit» (2010) de Nick Cave, composée d’un mannequin et de cheveux humains; «Sol LeWitt Upside Down» (2016) de Haegue Yang, assemblage de stores vénitiens; élément de la série «Brain Scans» (2022-2023) de Ruth Cuthan, en broderie perlée
Je n’ai pu passer que 45 minutes au Remai Modern mais en dépit de sa brièveté, je ne regrette pas du tout cette visite en accéléré, très intense. D’autant plus que j’ai senti une connexion avec le monde de l’art qui m’a fait vibrer…
À Calgary
À Calgary (Alberta), j’aurais voulu visiter le musée Glenbow, mais il était en rénovation, tandis que son antenne temporaire était fermée cette journée-là. Bon. Je me suis alors rebattue sur la bibliothèque centrale en raison de son architecture inusitée. Inaugurée en 2018, elle a été conçue conjointement par les firmes américano-norvégienne Snøhetta et canadienne DIALOG. Ses principales particularités: un design global en forme d’ovale pointu, un puits de lumière en lattes de bois et des fenêtres polygonales irrégulières.
Arpenter ses espaces a constitué une agréable expérience (on y trouvait d’ailleurs ici et là des oeuvres d’art d’artistes autochtones) et surtout, donnait le goût de… lire! Quoi de mieux pour une bibliothèque?
Vues extérieure et intérieure de la Bibliothèque centrale de Calgary. L'oeuvre d'art public, dont on aperçoit deux des trois éléments (qui oscillent à la manière d'un pendule), est de l'Allemand Christian Moeller.
À Whistler
Whistler (Colombie-Britannique) est une destination de choix pour le plein air, tout particulièrement le ski alpin, le vélo de montagne et la randonnée pédestre. J’ai donc été très surprise d’y découvrir le Audain Art Museum, ouvert depuis 2016 grâce à un don majeur du couple de collectionneurs Michael Audain et Yoshiko Karasawa.
Conçu par la firme internationale Patkau Architects, basée à Vancouver, le bâtiment plutôt longiligne et surélevé propose une expérience distinctive stimulée par la proximité d’un ruisseau glaciaire au tempérament impétueux, une forêt d’arbres matures et la présence de neige abondante l’hiver (d’où la pente accentuée de la toiture). Je l'ai par contre trouvé difficile à photographier. Pour voir des images du musée, cliquez plutôt ici.
Déjà, la collection permanente est en soi substantielle, le couple Audain-Karasawa ayant mis l’emphase, dans ses acquisitions, sur l’art en Colombie-Britannique de la fin du XVIIIe siècle à aujourd’hui. On peut donc y voir tant de magnifiques masques des Premières Nations que des oeuvres d’Emily Carr, Gordon Smith, Rodney Graham, Jeff Wall, aux styles très variés.
Par contre mon coup de coeur a été pour North Star, l’exposition vedette de l’été, consacrée à l’artiste ontarien Tom Thomson (1877-1917), associé au Groupe des Sept, et dont j’ai déjà parlé dans ce blogue. Ce peintre paysagiste a en quelque sorte révolutionné la façon de représenter la nature, stimulé par l’énergie brute du nord de l’Ontario. North Star met surtout l’emphase sur ses esquisses en plein air, réalisées à la peinture à l’huile à coups de pinceau souvent fougueux et minimalistes, où dominent les effets d’ombres et de lumières. Je me suis délectée!
À Vancouver
À Vancouver, j’ai eu envie de retourner au musée d’anthropologie de l'Université de Colombie-Britannique, visité en 2010. Mais zut! Je me suis emmêlée dans mes souvenirs: ce n’était pas celui qui m’avait déjà enthousiasmée! Par contre (et heureusement), l’institution proposait une exposition temporaire - d’art contemporain de surcroît - qui m’a troublée, intitulée in Pursuit of Venus [infected]. Il s’agissait d’une projection vidéo panoramique, occupant le mur le plus long de la salle, de l’artiste maori originaire de Nouvelle-Zélande Lisa Reihana. Son oeuvre (dont la durée s'est accrue depuis sa première version) est basée sur ce que raconte un papier peint intitulé Les Sauvages de la mer Pacifique, dessiné par le Français Jean-Gabriel Charvet (1750-1829), ce dernier s’étant lui-même inspiré des voyages de l’explorateur britannique James Cook dans les îles du Pacifique au XVIIIe siècle.
La tapisserie, composée de 20 lés (le nom qu’on donne aux bandes verticales), mesure plus de 10 mètres et, commercialisée, était destinée à une clientèle férue d’exotisme, sur fond de colonialisme. Charvet s’est donc permis bien des libertés et raccourcis qui n’ont rien à voir avec le témoignage historique mais misaient plutôt sur la séduction. Ce qu’il qualifiait de «petits mensonges» pour justifier ses licences a surtout permis la propagation de jugements ethnocentriques.
Pour les Autochtones qui ont fait l’objet de telles distorsions culturelles (le papier peint de Charvet n’est que la pointe de l’iceberg), c’est choquant. La Maori Lisa Reihana offre donc un contrepoint à ce discours édulcoré. Elle a recréé en peinture les décors de la tapisserie, puis intégré de vrais personnages qu’elle a filmés dans des situations similaires… à première vue seulement. Sans prétendre détenir la vérité, elle réinterprète l’histoire de la rencontre entre Polynésiens et Européens, moins harmonieuse que ces derniers ont bien voulu le laisser croire.

Aperçu de l'installation vidéo de Lisa Reihana, qui a été vue dans plusieurs pays (et versions) depuis 2015.
Le spectateur voit donc défiler lentement dans la salle, de droite à gauche, ces scènes où l’authenticité et les stéréotypes sont bousculés et remis en question. Et j’avoue que, en tant que Blanche d’origine européenne vivant en Amérique du Nord, c’est malaisant. Nécessaire, certes, mais inconfortable. La démonstration qu’une des fonctions de l’art est de nous faire réfléchir...
Marie Delagrave